Révolutions sans révolutionnaires
« M. le Président du Conseil est gâteux. » Quand cette parole fut prononcée à la Chambre, je suppose que M. Deschanel, « en son âme et conscience », pensa un seul mot : « Hélas ! ». Le rôle dʼun Président de nʼimporte quoi nʼest pas de dire ce quʼil pense. Comme dans la Commedia dellʼarte, il improvise son texte, mais dʼaprès un scénario plus vieux que M. Clemenceau lui-même. Paul Deschanel accomplit donc son devoir dʼartiste et lʼinsolent qui avait osé, dans la Boîte aux Mensonges, proclamer une vérité évidente, fut, comme il était nécessaire, rappelé « à lʼordre et au respect des convenances ». Le sourire complice de tous les députés approuvait le bien joué. Cependant leurs haussements dʼépaules réprouvaient lʼinsolent : « Quel besoin de nous dire ce que nous avons tous vu ? ».
Rien dans la constitution républicaine nʼempêche dʼaccorder sa confiance à un gâteux avéré et M. Clemenceau jouit toujours de la confiance de nos bons honorables. Ah ! les beaux arguments que tirera de là M. Charles Maurras dans quelques années. Pour le moment le gâteux jouit aussi de la confiance de M. Charles Maurras. Comme la folie du roi Charles VI, lʼétat actuel de ce pauvre Clemenceau qui, avec un peu de probité, eût été une grande intelligence, aggrave une situation déjà bien lourde. Et on se demande jusquʼà quand Mandel le travesti jouera les Isabeau de Bavière.
Quelques-uns se réjouissent de ce que la sénilité du dictateur et lʼâpre avidité de ses subalternes ajoutent de folle incohérence à une situation déjà misérable, trouble et, pour tout dire, révolutionnaire.
Oui, je connais des camarades qui attendent un peu de bien ou beaucoup de bien dʼune révolution même violente.
Chers amis, vous repassez vos faucilles quand les semailles ne sont pas faites et vous voulez bâtir avant que les pierres soient extraites de la carrière.
Des violences ont possibles, et des meurtres, et une guerre civile et, rouge ou blanche, une période de terreur. Tout un décor sanglant qui, pour les sadiques du pittoresque, sʼappelle en bavant « la Révolution » et que ces sadiques approuvent en bloc. Mais, dites-moi, de grâce, quels résultats sortiraient de ces mouvements chaotiques. Que résulterait-il du triomphe de ce que Messieurs les Imbéciles — saluez ! cʼest le nombre — appellent « lʼordre » ? Que résulterait-il même du triomphe des éléments que nous appelons, non sans étourderie, révolutionnaires ? Nul changement profond et heureux, jʼen suis trop certain. Pas de révolution réelle, pas dʼordre nouveau.
Pourquoi ? Parce que la catastrophe vers quoi nous marchons sera une révolution sans révolutionnaires.
Voulez-vous toute lʼâpre et désolante vérité ? Lʼhistoire moderne ne nous présente que des semblants de révolution, parce quʼelle ne saurait découvrir de vrais révolutionnaires.
Je connais lʼobjection courante. Il paraît que hier et aujourdʼhui « ça nʼest pas la même chose ». Sans intérêt et sans enseignement, les révolutions dʼhier. Elles étaient politiques. La prochaine sera sociale. Les questions étaient mal posées. Aujourdʼhui elles sont bien posées.
Je voudrais me laisser rassurer, me laisser injecter un peu d’espérance. Je nʼy parviens pas. Je ne réussirai jamais à donner à lʼétiquette dʼun mouvement lʼimportance que lui attribuent certains camarades.
Essayons pourtant. Ce que vous dites sur la différence des révolutions passées et de la révolution prochaine doit faire attendre des futurs mouvements catastrophiques des résultats sociaux analogues aux résultats politiques des révolutions précédentes.
Mais nous ont-elles donné la liberté politique qui était, dites-vous, leur seul objectif ? Jʼai peine à trouver Robespierre ou Napoléon Ier moins tyranniques que Louis XVI. Où est le résultat des « trois glorieuses » ? Un « roi des Français » au lieu dʼun « roi de France ». Ça fait bondir votre cœur ?… Quarante-Huit plante hâtive, fleurit en Empire plus rapidement que Quatre-Vingt-Treize. Quʼest-il sorti du Quatre Septembre ? La tyrannie sanglante de Thiers, la tyrannie tâtillonne de lʼOrdre Moral et, jusquʼà lʼimmonde dictature que nous subissons, combien de tyrannies… Dʼavoir été plus ridicules quʼodieuses, quelques-unes, je le sais, deviennent presque charmantes à nos souvenirs. Charmantes comme la bonté familière de Henri IV ou la lourde faiblesse de Louis XVI… Un Badinguet cinq ou six (je me perds, moi, dans ces gros numéros) serait-il pire que le Gâteux « dʼans et dʼhonneurs chargés » ?
Ni pire ni meilleur. Ou plutôt, selon les fantaisies du hasard, un peu meilleur, un peu plus mauvais, sans que nul mathématicien puisse calculer les probabilités dʼavoir un peu mieux, dʼavoir un peu plus mal.
Les révolutions politiques ont changé de main lʼautorité publique et elles ont modifié son nom officiel. Une révolution sociale détruira la propriété de la même façon que les révolutions politiques ont détruit le pouvoir personnel. Le peuple, après cet effort, sera propriétaire exactement comme, après les quatre efforts politiques, il est « souverain ». On parlera par discours et par affiches au glorieux « peuple propriétaire ». Nous jouirons dʼune fiction de plus. Nous rirons, si on nous permet de rire, dʼun nouveau mensonge.
Je suis trop indulgent pour le distinguo qui voudrait me faire espérer. Il nʼest pas vrai que les révolutions précédentes nʼaient eu quʼun pauvre objectif, et trop restreint, et exclusivement politique. Liberté, Egalité, Fraternité : la formule est aussi complète quʼon la peut désirer. Que réclamez-vous de plus ? Quʼon nous donne cela, je me déclare satisfait. Et vous aussi, réfléchissez. Non, ce nʼest pas le programme qui a manqué. Ce sont les hommes et cʼest le peuple.
Pourquoi, après quatre triomphes, le programme victorieux reste-t-il rêve fuyant et idéal inaccessible ? Je vous le dis en confidence : la République était belle avant quʼon eût donné son nom à je ne sais quoi qui, sans elle, nʼaurait de nom dans aucune langue. Malheureusement il nʼy avait pas de républicains. Beaucoup portaient ce titre. Quelques-uns avaient de vagues sentiments républicains. Dʼautres, moins nombreux, portaient de fortes théories républicaines. Mais qui donc avait une solide et constante volonté républicaine ? Cherchez, et vous ne trouverez pas.
Il y avait des ambitieux, les chefs ; des mécontents et des révoltés, les troupes. Mais celui qui ne luttait pas pour une ambition personnelle, qui nʼétait pas non plus le fiévreux, lʼagité, lʼhomme qui déplace au hasard son malaise et, après des efforts ridiculement tâtonnants, sʼimmobilise dans sa fatigue, le vrai révolutionnaire, celui qui, dʼune âme ferme, voulait lʼamélioration du sort universel, où était-il ?
Faite par des républicains sans profondeur, la République ne fut quʼun mot. La foule, toujours empressée de se faire duper, en jouit pendant longtemps. Les plus difficiles devinrent radicaux ou intransigeants. Le second de ces mots est mort politiquement. Ce que désigne le premier nʼest pas difficile à trouver : baissez-vous, plus bas, plus bas, et regardez dans la boue.
Que désignera demain, que désigne dès aujourdʼhui le plus souvent lʼépithète de socialiste ? Depuis quʼon leur a tué Jaurès, combien trouverez-vous de socialistes de volonté ? Combien, même avant la guerre, sʼétaient « adaptés » ? Combien nʼattendaient quʼun portefeuille — ou même, rigide Guesde, un ridicule ministère sans portefeuille — pour sʼadapter joyeusement ?
Même parmi les anarchistes, croyez-vous quʼil y ait beaucoup dʼâmes profondes et de volontés durables ? Combien de camarades resteraient anarchistes après-demain sʼils héritaient demain dʼun petit million ? Prenez garde. Une révolution violente cʼest, comme une guerre, occasion de gagner ou dʼespérer gagner. Cʼest corrupteur, une révolution violente. Autant quʼune guerre. Combien avez-vous dʼincorruptibles ?…
Supposons quʼon nous donne la révolution toute faite et dites-moi ce que nous en ferons.
Lʼexpérience des « milieux libres » me fait trembler. Leurs membres seuls connaissent le détail de leur histoire. Nous savons que tous ont dû se dissoudre à la suite de querelles intestines. La société future que nous rêvons, quʼest-elle ? Un vaste milieu libre dʼoù, ô ironie ! on nʼaurait pas la liberté de sʼévader. Une association libre, mais forcée, non plus avec quelques camarades sympathiques et évolués mais avec tout le monde, avec tout ce troupeau dʼimbéciles et de volontés inertes. Le collage le plus choisi ne nous réussit pas. Et vous espérez quelque chose dʼun mariage sans divorce avec tant dʼêtres de hasard !…
Nous sommes incapables de faire la Révolution. Nous sommes incapables de conserver, si on nous les offrait, les résultats dʼune Révolution toute faite.
Les prochains mouvements — voilà qui me fait trembler — ne dépendent pas de nous. Ils seront déclenchés, comme les précédents, par la folie et lʼincohérence des gouvernants, non par la sagesse et la ferme volonté de révolutionnaires qui nʼexistent pas.
Il y en a qui crient : Révolution ! Révolution !
Je dis à chacun dʼeux : Connais-tu un vrai révolutionnaire ? Ne cherche pas autour de toi, tu ne trouverais pas. Regarde en toi-même et réponds, si tu lʼoses.
Je suis au bout de mon papier et il me faudrait quelque place pour vous dire ce quʼest un vrai révolutionnaire.
Ce sera pour un autre fois… Allez ! ça ne presse pas… Bientôt ou plus tard. Une semaine où je nʼaurai pas envie de lire les livres nouveaux.
Han Ryner
Notre Voix (29 juin 1919)
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Les vrais révolutionnaires
Il me semble quʼil y eut, parfois, de vrais révolutionnaires. Aucun ne procéda par la violence et le coup dʼEtat populaire. Avaient-ils même plus de confiance dans le peuple que dans les gouvernants ? Les gouvernements ne leur paraissaient-ils pas les produits inévitables de la bassesse des peuples ? Quʼest-ce que M. Loucheur ou M. Clémentel ? Un homme du peuple qui a réalisé son rêve grossier et stupide. Il nʼy aurait pas toujours en haut des Clémentels et des Loucheurs si le bas nʼétait peuplé de Loucheurs de désir et de Clémentels dʼaspiration.
Un révolutionnaire, trop exclusivement idéologiste dʼailleurs, Ibsen, dirigeait un égal mépris vers ce quʼil appelait « la populace dʼen haut » et vers ce quʼil appelait « la populace dʼen bas ». Mais oui, il y a aussi une populace dʼen bas. Lʼivrogne que je viens de rencontrer et qui mʼa crié : « Si que je serais président du Conseil… » nʼest pas moralement supérieur à M. Clemenceau. Intellectuellement, ils se valent aujourdʼhui. Pourtant, si vous trouvez plaisir à injurier, M. Clemenceau attirera une part plus forte de vos injures, puisque, jadis, il fut responsable.
Cʼest un révolutionnaire que Nietzsche quand il brisa les vieilles tables des valeurs pour en dresser de nouvelles. Sa révolution ne va pas, je crois, dans le sens du salut. Nʼimporte, cʼest une révolution. Et je remarque combien sa formule moderne ressemble à la formule de Diogène. Diogène racontait en riant que, consulté par lui, sur ce quʼil devait faire, lʼoracle de Delphes avait répondu : « Frappe une monnaie nouvelle. » Le naïf jeune homme avait pris le conseil à la lettre et sʼétait fait condamner comme faux-monnayeur. Plus tard il avait compris le symbole : il faut, refusant la fausse monnaie des lois et des coutumes, des sentiments et des idées quʼenseignent les officiels et que répète le peuple stupide, se faire une monnaie de vérité et de nature.
Nietzsche, Ibsen, Diogène de Sinope : je nʼai cité que des individualités. Quand je cherche un révolutionnaire, cʼest toujours parmi les individualistes. Une révolution, pour quʼelle soit durable, il faut que dʼabord elle soit intérieure. Changer lʼaspect des choses, modifier même mes gestes, si je nʼai pas transformé mes pensées et mes sentiments, quelle œuvre précaire et bientôt inutile ! Le mot par lequel Jean le Baptiseur et Jésus commencent leur prédication proclame précisément la nécessité dont je parle. Dʼaprès la version tendancieuse de Jérôme, les catholiques traduisent, je crois, par : « Faites pénitence ». Mais le mot grec quʼemploient les Evangiles, métanoeité, ne peut se rendre que par : « Transformez votre esprit » ou, si vous préférez des termes plus modernes : « Faites en vous la révolution ».
Quand je pense à ceux que le vulgaire appelle des révolutionnaires, à ces pauvres gens qui veulent changer la société sans modifier lʼhomme, je suis toujours un peu étonné. La société nʼest-elle donc pas une œuvre de lʼhomme ? Agitez les choses extérieures tant quʼil vous plaira, si vous ne touchez pas profondément au cœur et à lʼesprit, lʼhomme, non changé, reconstruira toujours une folie analogue à celle que vous aurez détruite.
Sans doute, comme dit à je ne sais plus quel sujet Gustave Flaubert, ici comme presque partout, « la cause et lʼeffet sʼembrouillent ». De sorte que celui qui considère lʼhomme comme un produit de son milieu voit une partie de la vérité. Mais la vérité est plus importante qui nous montre dans le milieu social un produit de lʼhomme. Tant que lʼescargot reste lʼescargot, je trouve inutile de briser la coquille quʼil a secrété : il en secréterait une autre semblable et le seul résultat de mon geste serait dʼépuiser la pauvre bête rampante.
Nos socialistes, voire nos anarchistes, sont pour la plupart tournés vers le dehors et demeurent moralement des hommes peu supérieurs à la moyenne. Cʼest pourquoi les milieux libres quʼils tentent, formés sur le modèle de leurs créateurs, ont bientôt les défauts de la société banale ! et, comme ils sont libres au moins à lʼentrée et à la sortie, on ne tarde pas à sʼévader.
Pourtant lʼhistoire connaît des « milieux libres » qui ont réussi pendant une durée remarquable. Les premiers chrétiens vécurent en communauté. Six siècles auparavant, les Pythagoriciens avaient réalisé la Maison des Amis. Les Epicuriens, pendant plusieurs siècles, ont formé de grandes ou petites communautés. On trouverait dʼautres exemples.
Chaque fois quʼun « milieu libre » a duré je crois découvrir chez ses membres un caractère que je ne retrouve pas chez ceux qui aujourdʼhui recommencent lʼinquiète tentative. Premiers chrétiens, Pythagoriciens, Épicuriens ont réussi à vivre ensemble parce quʼils sʼaimaient les uns les autres. Leurs milieux ne résistèrent pas indéfiniment à la pression extérieure, peut-être parce quʼils sʼaimaient mal : ils ne sʼaimaient pas directement mais, si lʼon peut dire, autour dʼun homme. Leur fraternité nʼétait quʼun reflet de leur affection filiale pour Pythagore, pour Épicure, pour Jésus.
Lʼamour — appelez-le, si vous voulez, comme les stoïciens, charité, ou, avec de plus modernes, camaraderie — est nécessaire à toute vie commune qui nʼest point maintenue par la contrainte et réglée par des lois accompagnées de sanction matérielle. Mais il faudrait donner à lʼamour pour que son rayonnement ne sʼéteigne jamais, une autre base que lʼadmiration pour un docteur et lʼadhésion à sa doctrine. Ce fondement non périssable, il nʼest pas à construire, il est seulement à découvrir et à dégager en nous. Mais lʼopération est difficile même pour les meilleurs.
Il y a en nous un amour naturel pour tous les hommes. Les stoïciens disaient avec raison : « lʼhomme est naturellement ami de lʼhomme ». Mais lʼhomme est beaucoup de choses encore. Sa puissance dʼamour est combattue et annulée par dʼautres puissances.
Nous aimons les hommes. Hélas ! nous aimons aussi mille prétendus biens extérieurs qui nous mettent en concurrence sournoise ou violente, qui nous engagent dans des luttes multiformes et soulèvent en nous de la haine. Des frères, les autres hommes ? Oui, sʼils cessaient dʼêtre des concurrents.
Mais il dépend de nous que cette concurrence cesse. Il faut renoncer à lʼamour ou à ce qui détruit lʼamour. Avez-vous fait votre choix ? Oui. Et votre choix nʼest pas le choix banal. Alors vous êtes un révolutionnaire. Mais, si vous avez choisi les biens extérieurs et si vous désirez le grand changement pour en avoir une meilleure part, vous ressemblez à tous ceux qui empêchent le vrai changement. Vous pourrez contribuer à amener des cataclysmes et des guerres civiles ; vous ne serez pas un ouvrier de la vraie révolution.
Celui-là seul qui préfère son amour pour les hommes à son attachement pour les choses a fait en lui la vraie révolution. Sommes-nous assez nombreux ? Nous pouvons vivre ensemble harmonieusement. Un milieu libre est possible qui ne soit pas un nid de querelles. Notre amour est-il contagieux jusquʼà faire de tous les hommes des sages ? Alors la société elle-même devient sage en même temps que ses membres et, sans quʼon puisse dire où, quand, comment elle sʼest faite, la révolution est achevée dès quʼil y a assez de révolutionnaires.
Puis-je espérer ?… Voulez-vous me permettre de ne pas me poser la question ? Espérer, nʼest-ce pas demander aux autres de mʼaimer en échange de mon amour ?
Alors, mon amour nʼest pas encore désintéressé ; je ne suis pas encore le vrai révolutionnaire. Le vrai révolutionnaire est détaché de tout lʼextérieur, présent ou futur, de la naïveté de la conquête et de la naïveté de lʼespoir. Il est lʼhomme réalisé. Il ne sait pas si un avenir humain se produira jamais ; il est prêt, voilà tout, et si lʼavenir humain se réalise un jour, il aura été lʼhomme de lʼavenir.
Han Ryner
Notre Voix (26 octobre 1919).