La disparition des 43 étudiants d’Ayotzinapa a mis fin à la loi du silence qui entourait l’impunité, la corruption et les complicités officielles avec le narcotrafic. Le Mexique se réveille avec des centaines de fosses clandestines sous ses pieds – plus de 22 000 disparus – et crie ¡ Basta ! Reportage.
La tragédie d’Ayotzinapa aura au moins eu le mérite de faire tomber un tabou. Carlos, militant social de la communauté Emperador Cuauhtémoc l’affirme : « Ayotzinapa vient faire rupture, un point de non-retour est atteint et ce qui était vécu comme une fatalité devient insoutenable. » À Chilpancingo, capitale du Guerrero, la place centrale est devenue place forte. La Ceteg y a planté ses tentes. Ce puissant syndicat de maîtres d’école est en lutte contre la réforme éducative et apporte sa force de frappe en soutien aux parents des 43 disparus d’Iguala. Pour Adriana, « le Guerrero a toujours été un foyer de subversion, tout particulièrement l’école normale rurale d’Ayotzinapa. Ce n’est pas pour rien qu’elle a pour surnom “le berceau de la conscience sociale”. Voilà pourquoi le gouvernement veut fermer ces écoles. À tout prix. »
Un hélicoptère militaire tourne au-dessus de la place. Une stratégie de la tension qui n’intimide plus personne. Dans le centre, pas un mur sans un slogan rageur. Les édifices publics sont occupés. Même la banque a dû fermer ses portes. La ville est en ébullition. Les actions se multiplient. Ce matin, des étudiants ont manifesté le visage couvert d’un foulard. « Nous nous masquons le visage pour ne pas qu’on nous l’arrache. [1] » L’autre jour, blocage de l’aéroport. Des édifices officiels ont été incendiés. Des autobus, des véhicules de police réquisitionnés. Les péages de l’autoroute du Soleil quotidiennement occupés. La CETEG interrompt une réunion du PRD [2] et oblige les huiles à défiler dans la rue. Deux politicards sont sommés de porter une pancarte : « Nous sommes les rats du PRD. » Une humiliation publique bien plus forte que des coups.
Par Patxi Beltzaiz. JPEG Le président Peña Nieto dénonce la violence des manifestants et se dit prêt à utiliser la force. Mais la vraie violence, il la porte sous le bras : disparitions, exécutions arbitraires, misère. Iguala est un crime d’État, plus personne n’en doute. Cette disparition trop parfaite n’est pas seulement un dérapage sanglant d’un maire et de ses flics municipaux, associés à quelques mafieux sans âme. Il y a bien une volonté d’État de ne pas faire réapparaître les corps. Et chaque jour amène son lot de soupçons quant à l’implication de policiers fédéraux et de soldats. Le Procureur général de la république (PGR) soutient que c’est le cartel des Guerreros Unidos qui a incinéré les corps dans la décharge de Cocula. Mais au Guerrero, tout le monde s’accorde à dire que la délinquance organisée ne se soucie pas de faire disparaître des corps avec autant de minutie – au contraire, elle a pour habitude de les exhiber pour l’exemple. Le 1er décembre, la PGR a annoncé l’identification ADN d’un bout de fémur et d’une molaire appartenant à Alexander Mora, un des 43 disparus. Cependant, des scientifiques argentins participant aux recherches ont déclaré que rien n’indiquait que ces restes proviennent de la décharge. On ne peut écarter la possibilité d’une manipulation des militaires ayant découvert les restes [3]. Le 11 décembre, un groupe d’universitaires a déclaré que la crémation de 43 cadavres est impossible dans les conditions décrites par la PGR. D’après eux, pour brûler les cadavres il aurait fallu 33 tonnes d’arbres, ou 995 pneus… Sur la porte de l’auditorium d’Ayotzinapa, un texte rappelle qu’un corps ne peut brûler qu’à des températures très élevées, d’où la nécessité d’un four à forte combustion. Mais qui peut posséder un tel four ? Les regards se tournent vers l’armée, seule capable de faire disparaître autant de corps en toute discrétion. Ils en seraient même les spécialistes, la guerre sale des années 1970 l’a démontré.
Pour autant, aucune enquête n’a été diligentée pour élucider le rôle des militaires lors de ce funeste 26 septembre. Pourquoi ne sont-ils pas intervenus alors que le massacre avait lieu à quelques mètres de leur caserne ? La police municipale a-t-elle vraiment remis les étudiants aux narcos ? Une omerta suspecte entoure ces questions. Les parents des disparus dénoncent un crime par omission. À Tixtla, la police communautaire (CRAC-PC [4]) n’hésite pas à déclarer : « Ce n’est plus la peine de chercher les normaliens dans des fosses, des grottes, des ravins. Il est plus que temps de demander à ouvrir les casernes et qu’ils autorisent les parents à inspecter ces lieux. Et si nous devons les accompagner, nous le ferons les armes à la main. »
Bernardo, père de José Angel Campos, un des 43 disparus, parle avec douceur mais fermeté : « Le gouvernement est complice. Il sait où ils sont et qui les détient. Au gouvernement, ils sont TOUS complices de l’enlèvement de mon fils. » Bernardo est un paysan au visage buriné, abrité sous un sombrero de paille. Jusqu’en septembre, sa seule préoccupation était de semer son maïs. Mais l’urgence de retrouver son fils lui a donné la puissance des mots.
Le mouvement populaire a franchi une étape. Depuis la mi-octobre, une quarantaine de mairies sont occupées. La collusion, mise à jour à Iguala, entre cartels, police, et classe politique n’est pas un cas isolé. José, prof à Ayotzinapa : « Tout vote que je donnerais à n’importe quel parti serait un vote pour la mafia. » Le ¡ Que se vayan todos ! de l’Argentine de 2001 résonne aujourd’hui au Mexique. Dans la continuité de l’occupation des mairies, cinq communes ont destitué les autorités élues et déclaré la mise en place de Conseils municipaux populaires (CMP).
À Tecoanapa, région Costa Chica, on a instauré un CMP le 29 novembre. L’idée est de mettre en place un fonctionnement dit des us et coutumes en s’appuyant sur les comisarios, représentants désignés par les assemblées communautaires. Il s’agit de prendre en main l’ensemble des attributions d’une mairie. En dehors de tout parti politique. Le palais municipal est gardé jour et nuit, les policiers citoyens de l’Union des peuples et organisations de l’État du Guerrero (UPOEG) assurent une vigilance aux accès de la ville pour la défendre des militaires et de la police.
Le CMP doit informer de ce qu’il se passe jusque dans les communautés les plus éloignées. Par ailleurs, la corruption est encore le système-roi. Les voix s’achètent, les assemblées se manipulent, les partis politiques rôdent. Dans la communauté Buena Vista de Tecoanapa, le maire déchu a tenté de bloquer l’assemblée communautaire en payant des personnes pour s’opposer à la mise en place du CMP. L’enjeu financier est important pour les personnes liées au pouvoir. La tentative a échoué mais la menace reste réelle.
Par Patxi Beltzaiz. JPEG
Tlapa de Comonfort, région La Montaña. Le 6 décembre, une assemblée a destitué le député PRD Estebán González. Soumis à un jugement populaire, il a été accusé de manquement à ses obligations envers le peuple et d’être resté silencieux face au crime d’Iguala. Le député a signé sa démission avant d’être libéré et déclaré persona non grata.
La mise en place des CMP, si aventureuse qu’elle puisse paraître, donne une continuité à la lutte pour la réapparition en vie des 43 d’Ayotzinapa, mais aussi au combat pour l’autonomie mené par les zapatistes et le mouvement indigène. Depuis les hauteurs de la communauté Emperador Cuauhtemoc, un verre de mezcal posé devant lui, don Roberto le répète : « C’est maintenant qu’il faut changer le système. Si les partis reviennent, “nos van a chingar”. [5] »
Notes
[1] En référence à Julio César Mondragón, étudiant d’Ayotzinapa retrouvé le visage et les yeux arrachés.
[2] Parti révolutionnaire démocratique (gauche), auquel appartenait José Luis Abarca, le maire d’Iguala.
[3] Washington a envoyé des conseillers pour accompagner l’investigation.
[4] Coordination régionale des autorités communautaires – Police communautaire.
[5] « Ils vont nous niquer. »