L’idée de race est l’une des plus contradictoires, violentes, aujourd’hui. Après avoir été tant d’années, et sans doute plus d’un siècle, une sorte de vérité première, d’évidence que nul ne songe même à remettre en cause (comme l’est encore le « sexe »), elle est devenue un explosif au cours de l’histoire de ces dernières décennies. Incluse dans, et utilisée par un monde d’une croissante efficacité technologique, d’un centralisme de plus en plus parfait, elle s’est transformée au milieu de notre siècle en moyen d’entreprises étatiques de domination, d’exploitation, d’extermination. Cela est de l’ordre des faits.
L’idée de race n’est pas neutre.
Non, ce terme : « race », cette idée n’est pas une banalité, une désignation anodine entre d’autres. Ce n’est pas une « évidence » qui serait en soi neutre et dont l’usage social pourrait être selon les circonstances « bon » ou « mauvais », selon les occurrences, pernicieux ou indifférent. L’idée de catégoriser le genre humain en entités anatomo-physiologiques closes est une étrange chose dont on s’étonne qu’en se créant, puis en acquérant une complexité croissante, elle n’ait pas soulevé une grande méfiance. On ne voit guère, en ces temps où elle prenait sous l’appellation « race » une consistance sociale (sensiblement au début du XIXe siècle), que Tocqueville à avoir pressenti l’ignominie derrière son usage naissant. D’autres sans doute, moins célèbres et moins entendus, l’ont également vue, mais parmi les notables, intellectuels ou politiques, il n’y avait pas foule alors pour éprouver de la réticence.
Alors même que l’idée de race devenait d’une telle importance sociale, durant la première moitié du XXe siècle, l’anthropologue Franz Boas remarquait déjà l’infiabilité de mesures anatomiques qui, d’une génération à l’autre, varient selon les conditions de vie, la très vulgaire nourriture, déjà, jouant un rôle dans la forme des os de notre crâne... On sait bien aujourd’hui (sans doute l’a-t-on toujours su, mais il y a ce qu’on sait et il y a ce qu’on veut savoir...), on sait bien que tout trait physique, quel qu’il soit, est « discriminant » dans une finalité de classement social et politique (et non pas dans une perspective classificatoire désintéressée qui serait scientifique). Le choix de critères somatiques est symbolique des intentions des classeurs, pas d’autre chose. Les nazis décidant « qui » était juif, comme ils le dirent en quelques occasions (en proposant à Fritz Lang par exemple de prendre une place importante dans la cinématographie du Troisième Reich), ou bien le gouvernement de la République Sud-Africaine distribuant Chinois d’un côté et Japonais de l’autre dans ses classifications « raciales », illustrent assez que ces choses sont affaire de politique et non de matérialité, et que ceux qui les pratiquent en sont avertis.
« La race n’existe pas. »
Qu’en est-il aujourd’hui ? Depuis une dizaine d’années environ, nous sommes à une étape certainement cruciale de l’histoire de cette notion. Nous sommes au temps où quelques voix s’élèvent et disent : la « race » n’existe pas. Ces voix ne sont pas nombreuses, mais leur importance est considérable. Si, depuis son émergence, la notion de race n’a cessé de varier dans sa signification, cette étape a une importance pourtant particulière par le fait qu’elle est une tentative de destruction de l’idée elle-même. Cruciale, elle l’est certainement par la rupture accomplie avec l’une des idées reçues les plus intouchables de notre temps, elle l’est aussi, et peut-être surtout, par la signification que revêt cette tentative de rejet. Un certain nombre de scientifiques entreprennent donc, actuellement, de remiser la « race » au rayon « passé » de l’histoire des notions scientifiques. Et, plus précisément, de celles utilisées dans les sciences naturelles de l’homme. Ceci s’est dessiné progressivement au cours des années 1965-1975. Dès le début de cette période, on trouvait une remise en cause, dans le domaine théorique et conceptuel, de la nature de cette idée. L’anthropologue physique Jean Hiernaux remarque alors : « La race n’est pas un fait, mais un concept [1] . » Cette phrase, apparemment toute simple, marque un tournant. Elle est, dans l’ordre logique, l’introductrice de l’énoncé de l’hémotypologiste Jacques Ruffié dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en décembre 1972 : « Chez nous, dans la plupart des pays latins, l’anthropologie physique s’est isolée peu à peu de la sociologie et de la culture [...] Or, chez l’homme les races n ’existent pas. C’est pourquoi malgré le nombre et la rigueur des travaux, personne n’a jamais pu se mettre d’accord sur le découpage racial de l’humanité ». Cette position, avec des variantes, rend compte d’une critique pratiquée aussi bien par des généticiens des populations que par des anthropologues physiques au sens strict.
Comment en est-on arrivé dans les sciences à une proposition aussi surprenante aux yeux du bon sens commun de notre époque ?
Ce qu’on appelle une race aujourd’hui n’était pas, contrairement à une opinion répandue, une évidence première au cours des derniers siècles. S’il y a discussion, entre historiens, sociologues et chercheurs de toutes les disciplines qui ont à se préoccuper du rôle de cette notion dans la vie sociale, à propos du moment historique où cette notion se dégage sous la forme que nous connaissons aujourd’hui, où le terme et l’idée de race naissent, il n’y en a pas sur le fait lui-même.
Le mot « race » (d’existence assez récente en français : il est attesté au XVIe siècle) a eu d’abord un usage très précis et déterminé : celui de famille, plus exactement encore : de filiation familiale. Et, de plus, il n’était en usage que pour désigner les familles d’importance (race des Bourbons, race de David, etc). Il ne servait alors en aucun cas à nommer sous un terme unique de grands groupes d’hommes n’ayant entre eux aucun lien de parenté juridique. De la famille légale, restreinte et noble, le terme en est arrivé à être utilisé pour de vastes groupes d’hommes auxquels l’attribution d’un trait physique commun allait être le prétexte à les désigner comme un tout, ce tout étant nommé « race ». Du nom à la couleur de la peau, le trajet est considérable ; du lien juridique étroit du groupe familial jusqu’à l’extrême dispersion géographique, le voyage sémantique est singulier. Néanmoins tel est le cas, et il a fallu un long temps, et une transformation du mode de pensée, pour que soient ainsi désignées des collections d’êtres humains pour lesquels un trait physique tenait lieu de « fédérateur » de la « race », rôle tenu auparavant par le nom patronymique.
L’évolution du terme avait connu une autre étape d’importance. Sous le trait physique (ou supposé tel) dénominateur commun du groupe humain, allaient être glissées, au cours de la première moitié du XIXe siècle, des caractéristiques d’une tout autre nature : des traits sociaux, ou culturels si l’on préfère. Les travaux de philologie de cette époque dégagèrent parmi les formes linguistiques connues des groupes spécifiques : langues indo-européennes, langues sémitiques, etc. qui furent absorbées dans la classification somatique alors triomphante. Dans la continuité il fut question de race indo-européenne, de race sémitique (ou sémite). On sait ce qu’il en advint un siècle plus tard.
Mais, au fait, qu’est-ce la « race » ?
« Race » s’est formé sur un temps historique connu (ou connaissable), par oscillation des significations et accumulation de traits d’origines diverses, par réunion de plusieurs types de classifications (juridique, anatomique, linguistique...). Des orientations de pensée hétérogènes sont venues se fondre dans l’affirmation d’une nature différentielle des groupes humains, d’une séparation naturelle entre eux. Ceci étant devenu la signification de fait et le sens commun du terme de race. A le rappeler à satiété, l’irritation arrive, et pourtant il convient de ne pas l’oublier : non, la « race » n’est pas une donnée spontanée de la perception et de la connaissance, c’est une idée construite, et lentement construite, à partir d’éléments qui peuvent être des traits physiques aussi bien que des coutumes sociales, qui peuvent être des particularités d’ordre linguistique aussi bien que des institutions juridiques, et qui, baptisés « race », sont regroupés et homogénéisés sous le décret que toutes ces choses sont en définitive des phénomènes biologiques. Idée extrêmement puissante dans une société dominée par la sacralisation de « la Science », entité qui désigne non seulement le dévoilement et la compréhension des phénomènes naturels, mais bien l’ensemble de ces phénomènes eux-mêmes.
Lorsque Jacques Ruffié exprimait l’inexistence d’une telle catégorie physique au sein de l’humanité, il marquait bien un tournant. En même temps, il se situait dans un courant critique qui, lui, n’était pas nouveau mais s’était exprimé de façon bien différente au milieu de notre siècle.
Ce fut l’époque où la notion de race, qui s’était présentée en ses débuts comme purement descriptive, s’est transformée en notion juridique. D’« idée », elle se transmuait en fait social concret. Le monde scientifique des années trente, et notamment celui des sciences humaines, tenta de s’insurger contre cela et de désamorcer les légalisations de la notion de race alors mises en place par le régime nazi. Il proclamait l’inadéquation totale d’une notion « purement physique » à comprendre, décrire, influencer, ce qui dans l’homme relève de la socialité et de la culture. Néanmoins cette notion était toujours considérée comme ayant sa pertinence dans le domaine physique. Les prises de position furent alors nombreuses ; à titre d’exemple, en décembre 1938, l’American Psychological Association déclare : « Dans les recherches expérimentales que les psychologues ont faites sur différents peuples, nulles différences caractéristiques inhérentes qui seraient propres à distinguer fondamentalement les soi-disant « races » n’ont été trouvées. [...] Il n’y a pas de preuve de l’existence d’une mentalité innée juive, allemande ou italienne. […] La théorie nazie selon laquelle les gens ne peuvent partager un héritage intellectuel ou culturel qu’à partir de leurs liens de sang ne trouve absolument aucun soutien dans les découvertes scientifiques [2] . » Mais ces mises en garde ne pouvaient plus être que symboliques : les systèmes politiques et juridiques utilisateurs de la notion de race étaient en place.
Une tentative critique s’élevait qui tentait de briser le lien syncrétique entre trait physique et trait socio-culturel, noué et développé au cours des siècles précédents. Elle ne remettait pas en cause la notion elle-même. C’était une position de principe et c’était une protestation morale. Elles sont nécessaires, elles ne sont pas suffisantes. L’idée de race s’y manifestait encore très solide, présente. Et, somme toute, absolument non remise en cause en tant que telle. On essayait de limiter les dégâts, on ne les a pas limités et, en 1945, l’État Sud-Africain se dotait à son tour de catégories raciales légales.
Ces prises de position devaient avoir des prolongements dans les déclarations des organisations internationales au cours des années cinquante. La préoccupation, identique, était de montrer une séparation, une incommunication entre le fait matériel physique « race » — toujours non encore remis en cause, sinon ponctuellement par un scientifique ou l’autre — et les caractéristiques sociales ou psychologiques. On s’inquiétait de montrer que la race, existante en elle-même, était sans rapport avec la façon de se conduire et d’agir des êtres humains, et sans influence sur elle.
La « Déclaration sur la race et les différences raciales » de l’UNESCO, en 1951, traduit bien cette position : « Le mot “race” étant marqué, pour avoir servi à désigner des différences nationales, linguistiques ou religieuses et pour avoir été utilisé dans un sens délibérément abusif par les partisans des doctrines racistes, nous nous sommes efforcés de trouver un mot nouveau pour exprimer la notion de groupe biologiquement caractérisé. Nous n’y avons pas réussi, mais nous considérons que le mot “race” doit servir exclusivement à la classification anthropologique des groupes présentant un ensemble bien défini de traits physiques (y compris les traits physiologiques) combinés dans des proportions caractéristiques. [...] Les groupes nationaux, religieux, géographiques, linguistiques et culturels ne coïncident pas nécessairement avec les groupes raciaux, et les aspects culturels de ces groupes n’ont avec les caractères propres à la race aucun rapport démontrable. Les Américains ne constituent pas une race, pas plus d’ailleurs que les Français ou les Allemands. Aucun groupe national ne constitue une race ipso facto. Les musulmans et les juifs ne forment pas de race, pas plus que les catholiques ou les protestants, les habitants de l’Islande, de la Grande-Bretagne ou de l’Inde, les peuples qui parlent anglais ou tout autre langue, les individus qui appartiennent à la culture turque ou chinoise, etc. L’emploi du mot “race” pour désigner un de ces groupes peut constituer une grave erreur, celle-ci est cependant souvent commise ».
Et quand on parle « différence ».
Si aujourd’hui on jette un regard en arrière, on est frappé par l’aspect pathétique d’une protestation aussi ferme et en même temps aussi éloignée de la réalité de la contrainte et de la violence. Il est également frappant de voir qu’ici nous oublions — et quand je dis « nous », je veux dire tous ceux qui pratiquent les sciences de l’homme et sont exaspérés, désespérés, par cette notion si difficilement saisissable — que l’idée de race n’était pas une notion propre aux sciences naturelles. Qu’elle ne l’était pas historiquement, qu’elle ne l’était pas socialement, qu’elle ne l’était pas idéologiquement. Et que, malgré cela, on la contrait comme si elle était telle. Et plus, comme si elle pouvait et ne devait être que cela.
Pourtant, classification géographique chez Linné, puis extrapolation linguistique au cours des triomphes philologiques de la première moitié du XIXe siècle, elle peuplait en même temps les rues, les débats politiques et les salons, tous lieux où elle était censée traduire ce qu’il y a de « particulier » dans chaque groupe humain. Elle était la « différence » d’alors... Et c’est bien ainsi qu’on l’entendait. Tel est le cas de Balzac, le premier romancier d’importance à faire largement usage de cette idée. Le succès actuel de la notion de différence est si ambigu qu’on la trouve soutenue aussi bien des racistes classiques que d’anti-racistes. Et que, parfois, les racisés et dominés eux-mêmes s’en réclament et prétendent la cultiver. C’est que la différence est en position d’hériter de tout ce qui autrefois était porté par la notion de race elle-même : la spécificité de chaque groupe humain. Sans doute l’idée de différence tente-t-elle de briser avec l’impératif de naturalité physique qu’avait imposé la notion de race. Elle est certainement, en ce sens, un essai de briser la rigidité du système de pensée raciste. Mais elle est également accueillante à tous ceux qui persistent à penser en termes raciaux sans plus oser prononcer le terme de race. Par censure, par prudence politique ou tout simplement par cynisme, ils savent bien que, « différence » ou « race », il reste entendu quelque chose sur la spécificité « naturelle » des groupes humains. Car on ne détruit pas les couches antérieures d’un système de pensée en retranchant quelque élément, mais plutôt en modifiant la configuration et en introduisant quelque nouveau trait.
Oui, les sciences humaines oubliaient les circonstances de la formation de l’idée de race, de son développement, négligeant ce fait : que les grands théoriciens de la notion se situaient de leur côté et non de celui des sciences naturelles. Gobineau n’était pas un naturaliste, ni Vacher de Lapouge, ni plus tard Chamberlain et Rosenberg...
Et aujourd’hui, dans les sciences naturelles de l’homme quelques-uns s’éveillent de cette léthargie et tentent de rejeter une notion dont l’origine est clairement à chercher dans des formations socio-intellectuelles qui n’ont rien à voir avec la pratique des sciences expérimentales. Mais c’est un réveil inattendu pour les sciences humaines qui croyaient s’être débarrassées à bon compte d’une catégorie dont elles portaient la plus large part de responsabilité, et ce en la rejetant dans le champ des sciences naturelles. Si elles en portent la responsabilité, ce n’est pas tant d’être en partie à l’origine de son invention que d’être de fait les disciplines dont dépend l’étude du phénomène « race » : trait de société, c’est de leur compréhension et de leur analyse qu’il relève. Les sociologues, historiens, épistémologues ne voulaient peut-être pas voir que cette pomme de terre brûlante se trouvait de leur côté. Pourtant il en est bien ainsi. Et les sciences naturelles le leur rappellent en niant que cette notion ait quelque chose à voir avec leur propre domaine.
Aujourd’hui qu’en est-il de la « race » ?
L’étape actuelle, de réfutation de la pertinence de la notion de race dans le domaine des sciences naturelles de l’homme, impose d’abord son poids de raison scientifique et d’honnêteté intellectuelle, et pourquoi pas également, de sens logique et de bon sens. C’est un événement, et une nouveauté dans le champ de ces sciences. Comme on l’a vu, ce n’est pas un fait isolé cependant, si l’on considère que l’analyse et la remise en cause de cette notion ont été entreprises dans d’autres disciplines depuis quelques décennies. Mais cette prise de position a peu de chances d’avoir la vertu qu’on lui souhaiterait : faire disparaître l’idée que les humains sont « naturellement » différents et que les grands clivages sociaux (nationaux, religieux, politiques, etc.) expriment des divisions « naturelles ». Car nos processus inconscients ne connaissent pas la négation. Un fait affirmé ou un fait nié ont, de ce point de vue, exactement le même degré d’existence, nos systèmes perceptifs inconscients ne font pas la différence, et le nié comme l’affirmé sont présents de la même façon dans notre réseau affectivo-intellectuel. Parlez de race, il en restera toujours quelque chose... La « race » est une notion aussi peu conceptuelle, abstraite et froide que possible, elle est donc concernée au premier point par la part inconsciente de nos mécanismes de connaissance et de relation avec les autres êtres humains. Les idéologues racistes l’ont toujours parfaitement su, et c’est pourquoi aujourd’hui ils réitèrent leur propos.
En d’autres termes, montrer l’inconsistance d’une telle catégorie dans le domaine scientifique est insuffisant pour la faire disparaître des catégories mentales, non seulement de la majorité des gens mais aussi bien de ceux-là même qui sont intellectuellement persuadés de son inexistence en tant que fait « naturel ». Démarche nécessaire, mais non suffisante.
Les sciences humaines d’abord ont dit : la « race » relève des sciences naturelles, nous n’en avons que faire, elle est sans influence sur les phénomènes culturels et sociaux... Aujourd’hui les sciences naturelles répondent : la « race » n’existe pas, elle n’est pas un critère classificatoire pertinent. Partiellement exactes, ces propositions en cachent une troisième qui approche de plus près la réalité des faits. Et si un train, une révolution ou une proposition peuvent en cacher d’autres, tel est bien le cas ici. Que la race soit un « fait de nature » ou pas, qu’elle soit un « fait mental » ou pas, elle est aujourd’hui, au XXe siècle, une réalité juridique, politique, historiquement inscrite dans les faits, et qui joue un rôle effectif et contraignant dans les sociétés concernées.
a) C’est pour cela que tout appel à la race (même sous le prétexte de l’amour des cultures particulières, ou de la recherche des « racines », etc.) est une orientation politique, n’est pas et ne peut être anodin, étant donné les faits. Car il s’agit de faits, et non d’intentions ou d’opinions, comme on voudrait de nouveau nous le faire croire.
b) C’est pour cela que limité à lui-même, le rejet de la notion de race peut jouer le rôle de simple dénégation. Nier son existence, comme tentent de le faire les sciences de l’homme, sociales puis naturelles, nier son existence de catégorie empiriquement valide est une chose — vraie — qui ne supprime en rien la réalité étatique et la réalité sociale de cette catégorie, qui ne supprime en rien le fait que si elle n’est pas empiriquement valide, elle est pourtant empiriquement effective. Affirmer qu’une notion présente dans le vocabulaire d’une société, c’est-à-dire dans sa façon d’organiser le réel ET dans son histoire politique et humaine est une position paradoxale puisque ce qui est désigné existe de fait. Peut-être aussi est-ce une tentative d’effacer l’horreur de cette réalité, sa brutalité insoutenable : cela ne peut pas exister. Et précisément parce que l’existence en est insupportable.
Or, si la réalité de la « race » n’est en effet pas bionaturelle, n’est en effet pas psychologique (quelque tendance innée de l’esprit humain à désigner en l’autre un être de nature...), elle est cependant. Car il n’est pas soutenable de prétendre qu’une catégorie qui organise des États (le Troisième Reich, la République Sud-Africaine, etc.), qui entre dans la Loi, n’existe pas. Il n’est pas soutenable de prétendre que la catégorie qui est la cause directe, le moyen premier du meurtre de millions d’êtres humains, n’existe pas.
Mais ce lent trajet de la connaissance intellectuelle que manifestent les efforts successifs et cumulés d’élucidation permettent de distinguer qu’elle est une catégorie sociale d’exclusion, et de meurtre. Elle est peu à peu dévoilée de ce qui la cachait. Ce n’est pas un processus simple : comment ne pas croire que « la race n’existe pas », alors que son existence de catégorie « naturelle » est démontrée pour fausse (en en effet elle est fausse), alors que cette acception était en même temps l’ultime point où l’avaient repoussée les sciences humaines par leur patiente critique. Alors que, surtout, cette fameuse définition « naturelle » était celle-là même qui « légitimait » dans les régimes racistes l’inscription légale de la « race » ?
Cependant l’inscription juridique et les pratiques qui l’accompagnent existent, elles. C’est très exactement la réalité de la « race ». Cela n’existe pas. Cela pourtant produit des morts. Produit des morts et continue à assurer l’armature de systèmes de domination féroces. Et, ici, aujourd’hui, cela ressurgit. Non dans les interstices honteux de notre société, mais sous l’honorable masque des « opinions » et des « idées ». Entendons-nous. L’idée de race, cette notion, est un engin de meurtre, un engin technique de meurtre. Et son efficacité est prouvée. Elle est un moyen de rationaliser et d’organiser la violence meurtrière et la domination de groupes sociaux puissants sur d’autres groupes sociaux réduits à l’impuissance. A moins que l’on en vienne à dire que, la race n’existant pas, personne n’a pu et ne peut être contraint ou tué à cause de sa race. Et personne ne peut dire cela parce que des millions d’êtres humains en sont morts, et que des millions d’êtres humains sont dominés, exclus et contraints à cause de cela.
Non, la race n’existe pas. Si, la race existe. Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités.
COLETTE GUILLAUMIN
Le Genre Humain, La Science face au racisme, Editions Complexe, 1981
NOTES
1. Tous les fragments de citations en italique dans le texte le sont par moi. Voir ici l’article de J. Hiernaux.
2. « In the experiments which psychologists have made upon different peoples, no characteristic, inherent psychological differences which fundamentally distinguish so-called « races », have been disclosed. [...] There is no evidence for the existence of an inborn Jewish or German or Italian mentality. [...] The nazi theory that people must be related by blood in order to participate in the same cultural or intellectual heritage has absolutely no support from scientific findings. »